lundi 19 avril 2010

TEXAS FLOOD

Victor (fusain ombre et lumière)




jeudi 8 avril 2010

ALLER SIMPLE

NOUVELLE A THEME : Déracinés



ALLER SIMPLE



Les quais ont rapidement disparu. Plus vite qu’il ne l’aurait cru.
Il les a quittés des yeux, alerté par les larmes sur les joues de sa mère. Quand il les a cherchés de nouveau, ils n’étaient plus là. Même plus l’éclat blanc de la ville. Plus rien que la mer. Grise et froide.
Il a cru qu’elle serait heureuse de ce voyage. Il a suivi les préparatifs sans bien comprendre cette agitation autour de lui.
C’est la première fois qu’il part. Il se souvient encore du bateau qu’il a vu s’éloigner deux ans auparavant quand ses parents sont partis en voyage et qu’il a pleuré dans les bras de sa grand-mère. Il se souvient de l’attente de leur retour. Des jours interminables à guetter le pas de son père dans les escaliers et le froissement des vêtements de sa mère, de l’autre côté de la porte de sa chambre.

Il se souvient du rayonnement de sa mère à leur retour. Le soir, elle lui raconte son voyage.
« Tu verrais cette vie là-bas ! L’élégance des femmes dans la rue ! Rien à voir avec ce que nous avons ici ! Il faisait tellement froid aussi ! J’ai cru que je perdrais mes oreilles ! Tous les enfants ont le bout du nez et les joues rouges ! Tu m’as tellement manqué ! »
C’est tout ce qu’il veut lui entendre dire. Il veut partager avec elle la douleur de la séparation. Il la laisse pincer légèrement ses joues pour leur donner de la couleur. Le bateau ne partira plus sans lui.
« Tu aimerais vivre là-bas ? Lui demande-t-il.
_ Je ne sais pas. Je crois que le soleil me manquerait. Mais c’est tellement beau ! Tante Agathe est une vraie parisienne. Elle marche très vite dans la rue. Elle dit qu’elle est toujours pressée. Ses enfants ont un accent tellement amusant ! Pourtant ils disent que c’est nous qui parlons bizarrement. »
Son père entre et dit :
« Ta tante semble avoir oublié qu’elle a vécu ici avant de devenir parisienne ! Elle peut mettre la bouche en cul-de-poule, elle reste une fille du bled !
_ Pourquoi dis-tu ça ? Je la trouve très distinguée. Elle n’a jamais aimé la vie ici. Trop de soleil pour elle. »

Son père n’a pas aimé Paris. Il est heureux depuis leur retour de voyage.
« Regarde autour de nous. Notre terre est là. Quand mon père y est arrivé, il n’y avait que des doums. Il a tout défriché. Cette maison n’existait pas. C’était un poulailler. C’est là qu’ils ont vécu avec ta grand-mère et c’est là que je suis né. Maintenant les champs sont cultivés et quand Dieu le veut, la récolte est bonne. A Paris, je me cognais aux murs. Et puis tous ces chichis de tante Agathe, c’est pas pour moi. C’est comme si je manquais d’air. »

Ce jour là, son père ne parle pas. Accoudé au bastingage il laisse son regard se perdre. Il ne voit pas les larmes de la mère. L’enfant le regarde. Il veut imprimer ses traits dans sa mémoire, avant qu’ils arrivent là-bas. Il sait que dans la ville son père ne pourra pas vivre. Qu’il se cognera aux murs. Qu’il manquera d’air. Qu’il mourra comme est mort le grand-père quand il a appris qu’il devait quitter les terres. La grand-mère n’a pas pu sortir sur le pont. Elle est faible depuis la mort du grand-père. Elle est comme lui, l’enfant. Elle ne comprend pas pourquoi il a fallu partir. Le matin du départ elle s’est agrippée à une cocotte en fonte et a juré qu’elle ne partirait pas sans elle. C’est tout ce qu’elle veut emporter. Une cocotte en fonte. Pour cuisiner. Pour ne pas mourir.

Qu’a-t-il emporté, lui ? Il a fait le tour de sa chambre avant de partir. Il a vérifié que tout soit en ordre. Il retrouvera ses jouets comme il les a rangés. Quand il ferme les yeux, la nuit, il visite sa chambre. Chaque objet est à sa place. La lanterne magique sur la table de chevet. Le château que grand-père a fabriqué. Les petits soldats à l’intérieur_Il a pris soin, en partant, de remonter le pont-levis. Ses livres sur les étagères. La berceuse où sa mère s’assoit pour lui lire des histoires. Il a juré à son ours en peluche qu’il reviendrait. Qu’il n’a pas à s’inquiéter. Mais les cris de l’ours ont réussi à le convaincre de le prendre avec lui.
« Si tu sors du sac devant tout le monde, je te jette à la mer ! »
Son père lui a dit qu’il est un homme maintenant.

Pas de larmes dans les yeux des hommes. Grand-père n’a pas pleuré. Il s’est retiré dans sa chambre et toute la maison a tremblé le lendemain quand on l’a retrouvé mort.
Toutes les femmes, autour de lui, pleurent. Les larmes ont creusé le visage de sa mère en quelques jours. Les yeux de Grand-mère ne sèchent plus.
Fatouma le prend dans ses bras dès qu’il la croise et l’étouffe de baisers humides. Radia aussi pleure dès qu’elle l’aperçoit. Il veut se cacher. Il croit qu’il porte la tristesse en lui. Il cherche dans les miroirs ce qui peut bien faire jaillir toutes ces larmes. Il a même plongé son visage dans l’eau de la fontaine. Longtemps, jusqu’à ce qu’il suffoque. Pour noyer le chagrin.

Depuis qu’il a perdu les quais, la mer brasse des eaux noires.
Sans le sillage d’écume blanche, à l’arrière du bateau, il se croirait à jamais prisonnier de l’eau.
Il ne sait pas où il va.
Son père lui a dit qu’ils accosteront à Marseille et qu’ensuite ils rejoindront Paris. Qu’ils iront chez tante Agathe. En attendant.
« En attendant quoi ?
_ En n’attendant rien. Seulement le temps que nous trouvions où loger.
_ Dans un poulailler ? Avec des doums ? Comme Grand-père ?
_ Non ! Dans un appartement sans doute.
_ Est-ce que tu te cogneras aux murs ? Est-ce que nous aurons assez d’air pour tous ? »
Ce qu’il n’ose pas demander, c’est quand ils reviendront. Quand il retrouvera sa chambre. Qui s’occupera de grand-père.
« Grand-père est monté au ciel. » Lui a dit Grand-mère. « Il ne pouvait pas quitter les terres. J’irai le rejoindre. Je ne peux pas le laisser seul. »


Assis devant son bureau il attend la visite de ses petits enfants. Des enfants aux joues rouges. Il est ce monsieur respectable. Cet avocat d’affaires consulté du Tout-Paris. Il a épousé une femme élégante. Leurs enfants ont grandi et quitté la maison. Après la mort de son père, sa mère s’est installée dans le sud de la France. Un peu plus près du soleil.
Plus jamais il n’a vu les quais. S’il ne les avait pas quitté du regard il ne les aurait peut-être pas perdus.
Il se prépare à recevoir ses petits enfants. Il leur trouve un dôle d’accent. Il a appris à masquer le sien. Il a appris à marcher vite dans la rue. Il a apprivoisé les murs de cette maison à quelques kilomètres de Paris. Il a fait planter quelques doums qui n’ont pas résisté à l’hiver. Il ne se cogne pas. Il respire. Il sait qu’à tout instant il pourrait étouffer, se cogner et disparaître. Qu’il pourrait partir sans avoir revu les quais.
A chacun de ses séjours au bord de la mer il s’est senti englouti par l’obscurité des flots. Il n’a pas retrouvé le chemin d’écume blanche.
Il n’est jamais retourné chez lui.
On lui a dit que ce n’était plus chez lui.

Quand il pousse la porte de sa chambre tout est là. Personne n’a abaissé le pont-levis du château de Grand-père. Sur la table de chevet tourne toujours la lanterne magique. Il s’allonge et ferme les yeux pour entendre sa mère lui faire la lecture. Demain matin Fatouma aura cuit des beignets. S’il court à travers champs, il arrivera jusqu’à la maisonnette de terre battue et effrayera les poules de Radia. Elle lui servira du thé brulant. A la menthe fraiche elle aura ajouté quelques brins d’absinthe. Elle choisira pour lui des œufs qu’il rapportera à la maison. Quand Grand-mère le verra si sale de ses courses à travers champs, elle lui donnera un bain dans la grande lessiveuse en zinc. Il attendra sur la terrasse le retour de Grand-père sur son cheval. Vendredi, il l’accompagnera en ville. Il apercevra les hommes en blanc dans le cimetière musulman.
C.M.